Dans l'atmosphère astrale "à couper au couteau" d'un asile de spiritualité aiguë, rue Cadet
En ce siècle de matérialisme sordide et d'appétits déchaînés, il est bon de trouver certains asiles de spiritualité aiguë, certaines oasis d'immatérialité suraiguë comme le Groupe indépendant des Hautes Études Ésotériques, qui siège à Paris, 27, rue Bleue, au fond de la cour, à droite, escalier sous la voûte, à l'entresol.
C'est là qu'un aimable couple, voué à l'apostolat ésotérique, professe la magie, ses sciences corollaires et ses arts annexes. Tandis qu'au carrefour voisin s'entrechoquent les vaines rumeurs de la ville et les vils fracas du siècle, tandis qu'innocemment, la concierge et ses voisins bavardent, dans la cour, sur l'augmentation du gaz d'éclairage et la bonne manière de préparer les tripes, là, dans l'obscurité d'une pièce tendue de satinette noire, des gens d'aspect tout aussi charnel que vous et moi s'aventurent aux confins de la matière et de l'esprit, cheminent aux frontières de l'absolu, vont et viennent, d'un pied léger, de l'en-deçà à l'au-delà, s'immergent dans le mystère et naviguent dans l'infini aux trousses des ombres, corps astraux, ectoplasmes et autres indigènes du monde suprasensible.
Que M. et Mme Maurice Braive, initiateurs et animateurs de cet accueillant entresol ésotérique veuillent bien excuser mon vocabulaire de béotien et mes contresens éventuels; je n'ai nullement décidé de moquer la magie ni fustiger l'astral, ayant pris, une fois pour toutes, la sage précaution de respecter le mystère, mais je n'en puis parler autrement qu'un aveugle des couleurs ou qu'un receveur du métro de la navigation au long cours.
La séance à laquelle j'étais invité, l'autre dimanche, était consacrée à la voyance en général et à la boule de cristal en particulier.
J'allai m'asseoir discrètement tout au fond de la petite pièce occupée par une vingtaine d'élèves magiciens et magiciennes, parmi lesquels je notai deux personnages d'aspect bourgeois, décorés de la Légion d'honneur, deux bancals, un étranger à pantalon mastic et cheveu frisé, une femme blême à l'œil charbonneux, un brave homme bien nourri, apparemment inapte aux fugues astrales, et un certain nombre de dames d'apparence quelconque, dans le genre "déçue par la vie et poursuivie par le destin". Je ne dis pas cela pour en déduire une loi sur la nature du candidat magicien moyen. Je dis seulement ce que j'ai vu, avec mon œil de tous les jours, mon œil de voyant lucide, sans extra.
J'étais arrivé au moment où le professeur, M. Braive, terminait son exposé théorique sur la voyance et la boule de cristal, s'efforçant de faire un sort aux charlatans gâcheurs de science, mais de blâmer aussi les esprits trop méfiants ou trop exigeants. Avec beaucoup d'à-propos, enfin, il reprit au compte de la magie le pari de Pascal assaisonné de dialectique socratique :
— De deux choses l'une, ou la mort est un sommeil sans fin, ou elle ne marque que le passage dans un autre monde. Si c'est un sommeil sans fin, n'en parlons pas; si c'est un réveil dans un autre monde, celui-ci ne saurait être pire que celui que nous quittons et nous ne pourrons qu'y gagner et, de toutes façons, qu'est-ce que nous risquons à nous initier aux itinéraires et aux climats de l'au-delà, ce qui nous facilitera singulièrement nos débuts dans la survie, etc.
Nonobstant ces aperçus métaphysiques, on sent fort bien que l'orateur fait effort pour se mettre au niveau de ses élèves, qui ont tout à apprendre. Ce n'est encore que de la vulgarisation. Mais le seul décor de la séance a déjà placé l'auditoire dans une ambiance convenable : il y a la grande machine à tirer les horoscopes, qui se présente comme une roue de loterie hermétique; il y a, aux fenêtres, une sorte de vitrophanie zodiacale qui sélectionne les rayons ésotériques du soleil d'août; il y a la petite guérite tendue de voiles noirs, où semble mijoter le mystère; il y a, enfin, dans cette pièce bien close, une odorante chaleur, qui sera bientôt astrale peut-être, mais qui est encore humaine, trop humaine, comme dirait Nietzsche.
— Voici la boule de cristal, dit le professeur en maniant la petite sphère ésotérique. Elle est le symbole de l'infini et de l'absolu. Ce que vous y verrez en y noyant votre regard sera comme le reflet de l'infini et de l'absolu. C'est un support de voyance.
Théorie sur la meilleure façon de regarder la boule, de la placer, de l'éclairer. Quant à l'interprétation des "clichés" qu'elle vous révélera dans les brouillards de la voyance, il faut suivre les cours spéciaux pendant une année scolaire au moins pour prétendre y réussir avec un peu de succès.
Voici les expériences pratiques : on les attendait avec impatience. On ferme les rideaux noirs, on éclaire faiblement la guérite où la boule va révéler ses secrets, on allume près d'elle un cône de parfum dont les volutes stimuleront la voyance et les élèves défilent un à un. Il ne s'agit pas pour eux d'entrer en transe dès aujourd'hui, mais seulement de noter les détails techniques et matériels de l'opération. Aussi la personne qui déclare, à peine assise en face de la boule, qu'elle commence à voir des choses n'est pas prise au sérieux.
On tire au sort les personnes qui auront le privilège de confier au professeur un objet personnel qui lui permettra, par le jeu des osmoses spirito-astrales (je m'explique comme je peux), d'interroger la boule et d'en tirer quelques "clichés" sur la personne en question.
Mon voisin confie une vieille lettre qu'il a tirée de son portefeuille. Silence.
— Je vois une femme blonde, murmure le professeur au bout de cinq minutes. Silence toujours. La pénombre est pleine d'odeurs chaudes, encens, haleines confinées dans l'émotion; je me demande s'il y a pour l'odorat un phénomène ésotérique analogue à la croyance pour la vue, quelque chose comme la "flairance", par exemple. Lumière enfin. Le professeur développe verbalement ses clichés :
— Donc, dit-il, j'ai vu une femme blonde. Elle m'est apparue souriante, à demi-cachée derrière une porte et penchée vers quelque chose ou quelqu'un, un enfant ou un chien peut-être que je ne voyais pas. Puis j'ai vu une maladie, quelque chose comme une paralysie ou du rhumatisme, sous la forme d'un muscle, mais d'un muscle qui serait le dernier à fonctionner, me comprenez vous ? L'élève murmure une vague approbation.
— Ensuite, j'ai vu un homme entre 50 et 60 ans, glabre et de teint blanc. L'élève, qui tient à rester loyal et objectif, déclare tout d'abord qu'il ne voit rien dans sa vie qui ressemble à cette femme blonde, à cette paralysie ou à ce sexagénaire blafard. Pourtant, à force de chercher scrupuleusement, il exhume de sa mémoire une femme blonde qu'il a perdue de vue depuis très longtemps, et un vieillard qui, sans être d'une pâleur remarquable, pourrait convenir à la rigueur. Quant à l'histoire du muscle et de la paralysie, il voit à peu près où la loger approximativement dans ses souvenirs.
— Mais, dit-il, je ne me rends pas très bien compte de l'enchaînement de ces images. Avec juste raison, le professeur fait remarquer que ce ne sont là que des ébauches, qu'avec trois "clichés" on ne peut rien établir de bien consistant, que le voyant au surplus se borne à fournir des éléments et que seule les charlatans se payent le luxe de dire la couleur des cheveux, le prénom et le numéro de la montre de votre future bonne amie.
L'expérience suivante fournit un cliché assez intéressant. Tandis que le voyant évoque une image verticale qui se referme sur elle-même puis rejaillit comme aspirée par une volonté spirituelle, sa femme, qui n'est pas moins lucide, voit un chiffre 6 qui se transforme en 8 et qui redevient un 6.
— Je dois dire, en effet, que ma femme est excellente pour ce genre de précision chiffrée. Voyez-vous un 6 ou un 8 dans votre vie, monsieur ?
— Mon billet de loterie se termine par un 6 et je l'ai acheté un matin, à 8 heures. Triomphe.
— Gardez ce billet, monsieur; il est apostillé par l'absolu, désigné par les puissances astrales, sélectionné par l'au-delà.
La boute de cristal, interrogée derechef pour le compte de mon voisin, révèle des tas d'ennuis et de contrariétés :
— Votre vie privée me paraît singulièrement compliquée, monsieur, vous vous débattez ou bien vous allez vous débattre. Mon voisin hoche la tête avec un air résigné; visiblement, il est accablé d'ennuis de toutes sortes. Et les choses se compliquent par la vision d'un rond qui est, semble-t-il, un 0 majuscule et cet 0 majuscule se déforme pour devenir une tête de chien à longues oreilles.
Mon voisin, soucieux, est en train de passer la revue de tous les chiens qui ont traversé son existence. Il en trouve en effet un qui avait de longues oreilles, qui appartenait à un ami, et qu'il n'a vu que pendent quelques jours.
— Nous y sommes, nous y sommes. Et cet ami, comment s'appelait-il ? Oscar ? Octave ? Non ? Quel est cet 0 majuscule ? Cherchons.
— En le voyant tout à l'heure, précise heureusement la femme du professeur, j'ai eu le sentiment qu'il s'agissait du mois d'octobre.
— Bien, c'est parfait. Surveillez octobre, monsieur.
On tire les rideaux noirs, on ouvre les fenêtres. L'atmosphère astrale, qui était à couper au couteau, s'échappe peu à peu, vaincue par la brise vulgaire du carrefour Cadet et, tandis que Mme Braine circule gentiment dans l'assistance pour faire à chacun de nous une brève démonstration de cartomancie, le professeur offre aimablement des cigarettes aux messieurs et des bonbons à la menthe aux dames.
C'est de la magie familiale et de bon aloi. J'ajoute que M. Braine ne tient pas commerce de boules de cristal, qu'il ne perçoit de ses élèves que la petite somme de 2 francs par séance. C'est un pur zélateur de la magie. Pour ma part, je ne suis pas hostile à la boule de cristal.
Jusqu'à présent, je me contentais de fermer les yeux pour voir des féeries et des têtes de chien à longues oreilles. Mais, désormais, je regarderai plus attentivement la boule de mon escalier où je ne voyais jusqu'ici que mon reflet péniblement allongé comme un ectoplasme inconsistant.
J.-L. P.
Le Journal
Mardi 22 août 1939