Mesdames, Messieurs,
La Société des amis de l’Université a bien voulu m’inviter à venir de nouveau vous adresser la parole : je la remercie de l’honneur et du plaisir qu’elle me fait; je suis heureux de revoir votre belle ville, de vous entretenir d'études qui me sont chères et dont, comme votre affluence le montre, vous sentez toute l'importance.
Il y a deux ans, Messieurs, si vous vous en souvenez, je vous racontai les aventures d’un pauvre homme qui constituaient un cas curieux de possession au XIXième siècle; et, à ce propos, je vous faisais voir combien nous ignorons souvent nos propres pensées, combien d’idées, de sentiments peuvent germer, se développer en nous à notre insu, et combien ces pensées latentes au-dessous de la conscience peuvent jouer un rôle considérable pour notre bonheur ou notre malheur.
Je voudrais reprendre aujourd’hui ce sujet d’une autre manière, non plus sur un exemple particulier, mais d’une manière plus générale, et vous dire quelques mots d'une méthode qui peut s’appliquer à ce genre d'études dans bien des cas, qui vous permettra peut-être a vous-mèmes de jeter un coup d’œil sur une portion obscure de votre propre pensée, et, qui sait, d’y faire peut-être des découvertes intéressantes.
En même temps, cette étude nous révélera encore une fois la vérité de ce principe que les sciences psychologiques ont beaucoup profité de l’étude des anciennes superstitions. Il semble que dans le monde de la pensée comme dans celui de la matière, rien ne se perd. Une rêverie dont les sages se moquaient autrefois peut devenir le principe d'une science nouvelle a l’époque qui suivra. Faut-il répéter que l’astronomie est sortie de l'astrologie, la chimie de l'alchimie, que la psychologie doit beaucoup aux vieux magnétiseurs et spirites ? Tout cela est trop connu. Je préfère prendre une croyance, une superstition peut-être moins connue, vous indiquer un procédé de divination qu'on a bien oublié, et vous montrer dans ses pratiques quelque chose de juste qui peut servir encore aujourd’hui à diriger nos investigations.
Cette divination, qui avait lieu dans l’antiquité et dans le moyen âge, vous pouvez encore la faire aujourd’hui, la pratiquer ensemble. Les appareils qu'elle demande ne sont pas bien compliqués, et ils sont a portée de tout monde. On opère tout simplement avec une boule de verre. Nous allons, si vous voulez, faire ensemble l’étude morale, psychologique,de cette boule de verre. Je voudrais vous montrer ce qu'on y voit quand on sait bien y regarder.
I
Eh bien, Messieurs, nous ne sommes pas les premiers a y regarder, dans cette boule de verre. Depuis très longtemps les prêtres des différentes religions y ont regardé avant nous et y ont vu beaucoup de choses. Reportez-vous aux ouvrages sur les sorciers, les mages ; vous y verrez beaucoup de témoignages sur ce point. Relisez le livre curieux de dom Calmet, par exemple, publié au XVIième siécle sur "Les Esprits et les Vampires de Moravie", celui de Salverte, sur "Les Sciences occultes", ou celui de Maury, sur "La Magie".
Tous ces ouvrages parlent de la divination par les boules de verre. Voici quelques exemples: On nous raconte que dans l’Inde ancienne, les prêtres employaient des procédés assez curieux pour découvrir l’avenir afin de le prédire aux autres personnes. Il était simple : on prenait une feuille d’arbre luisante; si on voulait bien faire, on ornait la feuille d’une tache noire au centre, faite avec de la suie, on l'attachait contre un mur, on la regardait fixement, et on y voyait une foule de belles choses.
Plus lard, en Égypte, on procéda de la mème façon. Un voyageur anglais prétend, il y a un demi-siècle à peine, avoir assisté a ces cérémonies. Le prêtre faisait sur la paume de sa main une tache noire, puis il montrait cette main à un jeune enfant, en lui disant de la regarder fixement. L’enfant contemplait longuement, et voyait apparaître une foule de belles choses, des personnages, des paysages; il les décrivait et on se servait de ses déclarations pour en tirer des pronostics. C’était, entre autres usages, un procédé très commode, parait-il, pour arrêter les voleurs: l'enfant les reconnaissait. C’était, vous le voyez, beaucoup plus simple qu’aujourd’hui. Le personnage dont je vous parle raconte avoir essayé lui-mème et fait regarder sa main par des enfants qui y voyaient tout ce qu’il voulait. Il fit apparaître Nelson : l’enfant le décrivit admirablement et ne fit qu'une seule erreur ; il déclara que Nelson avait un bras coupé. "Lequel ?" lui demanda-t-on. "C’est le gauche", dit-il. Or c’était le droit. Les témoins expliquèrent le fait en disant que l’amiral Nelson était vu comme dans un miroir. Tout était donc pour le mieux.
Si nous arrivons aux Grecs, ces recherches sont innombrables et décrites partout. Voici quelques noms de ces pratiques bizarres. Par exemple, les Grecs usaient dans leurs temples de l'hydromancie, ou divination par l’eau. On regardait l’eau d’une fontaine et les images apparaissaient. A cote nous trouvons la lécanomancie, dans laquelle on employait des vases pleins d’huile où on fixait ses regards. Ce procédé a quelque réputation : il servit autrefois a Ulysse pour interroger Tirésias. Il y avait également la catoptromancie; elle se faisait avec des miroirs que l'on fixait du regard. La gastromancie employait des carafes pleines d’eau, des boules de métal poli. Enfin la crystallomancie était le procédé classique et se pratiquait avec toutes sortes de verres. J’oublie chemin faisant l’onycomancie qui consistait à fixer l’ongle de la main que l’on regardait couvert d'un peu d'huile. On voyait apparaître au bout de quelque temps le voleur que l’on cherchait, le personnage demandé, etc. Ces pratiques passent dans la civilisation romaine, puis an moyen Age. Ceux qui se sont occupés d’études religieuses savent que les conciles ont souvent eu à lutter centre la superstition des specularii, qui prétendaient découvrir les trésors caches au moyen de miroirs. François 1er, Catherine de Médicis avaient dans leurs appartements des miroirs constellés, c’est-a-dire ornés d’étoiles, et construits dans des circonstances particulières; ils leur servaient a découvrir les secrets de la politique, les conspirations.
Naudé, Cornelius Agrippa, Bodin, Wier et tous ceux qui ont parlé de la magie, décrivent des miroirs de ce genre. Il y eut une sorte de petit cristal qui fit le tour de l’Europe entre les mains d'un Anglais nomme John Dee, de 1527 à 1608. Il portait partout son anneau orné de celle pierre magique, et faisait trouver aux gens qu’il rencontrait tout ce que ceux-ci voulaient savoir. Cette pierre avait la propriété particulière de parler, ce qui est plus beau. Les personnages qui y apparaissaient tenaient des discours qui naturellement renseignaient les individus qui voulaient les interroger. Dom Calmet parle à plusieurs reprises de faits semblables. Saint-Simon, dans ses mémoires, ne raconte-t-il pas qu’un magicien avait prédit ainsi au duc d’Orléans la mort des princes ? A toute époque de l’histoire, cette croyance a donc existé, quoique dans les deux derniers siècles on semble s’en préoccuper un peu moins.
A notre époque, celte recherche s'est ranimée. Cela est surtout dû à une étude particulière à laquelle il faut rendre justice, celle des psychologues anglais qui ont voulu voir ce qu'il y avait de vrai et de faux dans beaucoup de croyances et de superstitions populaires. On doit citer un travail de M. Hockley dans le recueil anglais, The Zoist, 1849, quelques recherches publiées dans le journal The Light, surtout en mars 1889, un intéressant volume allemand, Visionen im Wasserglasse, par A. Freun von Vay. Mais il faut insister surtout sur les travaux curieux de Miss X... publiés dans les Proceedings of the Society for psychical Research de I889-l892, travaux auxquels nous empruntons plusieurs renseignements. Vous voyez, Mesdames, que les dames se sont occupées de la question; peut-être aurez-vous envie d’en faire autant. N’oublions pas les nombreux travaux de M. F. W. Myers sur "l'automatisme sensoriel et les hallucinations provoquées", dans le mème recueil (tome VIII, page 436). J'ai eu du reste l'occasion d’étudier moi-mème bien souvent ces phénomènes, et j’ai mème fait une communication a ce sujet au Congres psychologique de Londres, il y a quatre ans.
Essayons donc de voir ce qu’il y a de vrai dans cette divination, a quoi elle correspond, et comment le fait qui lui a servi de point de départ peut être interprété.
II
D’une façon générale, le fait est vrai. Vous n’avez qu’a essayer pour vous en convaincre. Pourtant, si chacun de nous se mêlait de faire l’expérience, nous n’arriverions pas a un résultat général, mais enfin, il est probable que parmi vous certaines personnes auraient des visions : l0 sur 50, d’après les auteurs anglais. Mettons-nous donc dans les conditions voulues pour observer, choisissons des personnes qui peuvent présenter ce phénomène, et voyons comment les choses se passent.
Vous prenez une boule et vous la disposez dans des conditions particulières : le plus commode, c’est de la mettre dans un endroit ni complètement obscur, ni lumineux; il faut une certaine lumière légère qui vienne caresser la boule. Voici le procédé classique : on se place en plein jour; on dispose la boule, entourée d'écrans, de paravents, ou d’étoffe noire, on s'installe commodément, et on regarde fixement. On n'aperçoit d’abord que des choses insignifiantes, tout d’abord, sa propre figure. Puis, le reflet vague des choses environnantes, les couleurs de l’arc-en-ciel, un point lumineux, enfin les reflets que présente d'ordinaire une boule de verre. Au bout d’un certain temps, les choses changent, c'est-à-dire que la boule s'obscurcit de plus en plus. On ne distingue plus rien; le reflet, les objets, tout s’efface, tout devient sombre. La boule semble se recouvrir d'une vapeur; c’est le bon moment. Si le nuage s’épaissit de plus en plus, a ce moment, vous apparaissent des dessins, figures, personnages. D'abord très simples: des étoiles, des lignes, par exemple, des barres noires sur fond blanc, mais aussi quelquefois des lignes plus précises et plus intéressantes, comme des lettres, des chiffres. Au bout de quelque temps encore, vous apercevez des figures colorées, des personnages, des animaux, des arbres, des fleurs. On regarde, on se complaît dans ce petit spectacle, d’autant plus qu’il y a des variantes. Chez quelques personnes, les images sont immobiles; chez d’autres, elles se remuent, disparaissent, se saluent, parlent : il y a mème des sujets qui entendent des conversations, ce qui est bien plus beau! Enfin, quelquefois le phénomène est plus compliqué. Il y des sujets chez qui ces images sont absolument nettes. Je m’explique. Le plus souvent, quand vous avez constaté ces visions et que vous vous détournez un peu, tout s'efface, et quand vous regardez de nouveau, les visions n’y sont plus. Il faut une nouvelle préparation pour les voir réapparaître. Chez d’autres personnes au contraire, les visions ne disparaissent plus: quand elles les revoient, le paysage, par exemple, est resté toujours le mème. Certaines d’entre elles s’éloignent même de la boule pour aller chercher une loupe, et naturellement le verre développe les images, qui deviennent de plus en plus nettes. Quelquefois mème, certaines personnes arrivent sans loupe au grossissement naturel. Les images envahissent l’espace, se déplacent. J’ai mème vu une personne qui pouvait les faire sortir de la boule, les objectiver sur un papier et suivre sur ce papier avec un crayon le dessin de son hallucination. C’est très rare, mais cela existe. Quant a vous, vous avez chance d’arriver, avec de l’exercice, tout au moins au premier degré.
Voila donc le fait: il est réel; et nous pouvons dire que Grecs, Égyptiens et autres voyaient réellement quelque chose : leurs devins ne mentaient pas absolument. Reste à savoir ce qu’ils y voyaient.
Il faut, à mon avis, considérer le fait à deux points de vue :
1- Dans sa nature, c’est-à-dire dans le fait matériel que c’était par exemple des arbres, des fleurs, etc., en d’autres termes, examiner le contenu des visions.
2- considérer les conditions psychologiques dans lesquelles le phénomène se développe. Ce second point de vue est du reste plus difficile et plus curieux que le premier.
Et d’abord, le fait,en lui-mème, est en somme assez simple. Qu’est-ce qu’on voit ? Mais on voit des choses assez communes, banales. Ce sont, par exemple, nous l’avons vu souvent, des personnes, des figures de connaissance. Ce sont encore des arbres, des fleurs, des scènes de la vie de tous les jours. "Ce sont tout simplement des souvenirs, direz-vous, et rien autre chose." Pour vous en convaincre, permettez-moi de choisir un exemple. J'ai observé plusieurs personnes et, dans plusieurs cas, j'ai pris la précaution suivante. Je priais le sujet d'avoir la complaisance de ne pas être égoïste, de ne pas garder pour soi ce qu’il verrait, mais de parler tout haut et de raconter au fur et à mesure tout ce qui apparaissait. De mon cote, j'écrivais sur la dictée, en notant même les réflexions plus ou moins bizarres que j’entendais. Voici les résultats d’expériences sur deux personnes.
La première regarde et parle : "Tiens, la boule est très noire. Il y a des barres lumineuses qui se croisent. C’est une fenêtre. Il y a une tète d’homme qui regarde. Non, ce sont des personnes debout avec les cheveux dans le dos. Elles s’assoient prés d’un jet d’eau. Plus de jet d'eau. Un bonnet blanc. Un tas de feuilles. Une statue. Un arbre. Ça me fait mal aux yeux maintenant: je ne vois plus très bien. Tiens! un drapeau tricolore, des soldats, des zouaves qui passent, avec des voitures d’ambulance, le général Saussier à cheval. Tiens, c’est tout noir maintenant! On dirait un bois. C’est un peintre devant son modèle, etc., etc."
La deuxième maintenant: "Oh je vois des fleurs... des montagnes, une belle rivière, on dirait un bateau! Un beau jardin. Oh! cette femme qui s’y promène, elle a l’air de pleurer. Un tourbillon d’enfants bleus et roses! Du rouge couleur de sang. J’y plonge mes mains; C’est l’abattoir... Un brouillard qui s’élève en l’air sur cette petite ville; une femme marche dans la rue avec une petite fille, tiens, elle s’endort. Elle est morte. Oh! le beau caveau : il me semble que j’y descends; il y fait froid. Le lac de Genève. Un glacier; des dames qui montent. Crac! tout le momde tombe au fond... Ils sont bien heureux : ils sont morts... etc., etc."
Analysons ceci en détail. Vous me direz : eCe sont des rêveries qui s’expliquent assez bien par l'association des idées. Ce sont, dans le premier cas, par exemple, des barres qui amènent l’idée d’une fenêtre, puis de la tète d’un homme qui est a la fenêtre. Le drapeau tricolore, lui, est produit par les reflets lumineux de la boule; après, ce sont des troupes qui passent : pour une petite Parisienne, c'est la revue du 14 juillet, puis l'ambulance, des chevaux, etc.
La personne qui s’est prêtée à la seconde expérience est en proie a des idées mélancoliques. Tous ses personnages meurent. Elle les voit entrer dans des caveaux, y descend avec eus; elle les voit monter sur une montagne, puis tomber; ils sont toujours morts. C’est simple : Ce ne sont donc que des souvenirs et des associations d’idées banales.
Certains exemples décrits se rapportent bien a ce groupe. Des personnes disent que c'est très amusant : "Je ressemble à un enfant devant un guignol. Je regarde les personnes remuer; cela m’amuse de voir ce qui va arriver." Il n’y a la en apparence rien de bien merveilleux.
III
Mais pourquoi donc pendant des siècles les peuples se sont-ils épris de ces choses, pourquoi des religions comme celles de l’Inde, de l’Egypte, de la Grèce, se sont-elle emparées de ces phénomènes, les ont-elles montrés aux foules, s’en sont-elles servi pour prédire l’avenir, dominer les consciences.
Ce phénomène émotionne parce qu’il se présente dans des conditions qui, elles, ne sont pas banales. Je voudrais vous en faire remarquer quelques-unes.
Ces conditions me paraissent celles-ci. Les faits qui apparaissent sont insignifiants pour un tiers, pour vous qui assistez impassible à la scène. Mais ces faits étonnent le sujet parce qu’il n’a pas le sentiment de les connaître, qu’ils lui paraissent inouïs, inattendus, qu’ils le frappent comme une révélation. Quand donc le langage d’une personne nous parait-il constituer une révélation ? Quand ce qu'on nous dit n'était pas connu. Or précisément, le caractère de ces images, c’est qu’en apparence du moins, elles semblent inconnues aux sujets.
Une jeune fille raconte qu’en regardant un miroir, elle était obsédée par une image toujours la même : C’était une maison avec de grands murs noirs, sombres, tristes, sur lesquels brillait une touffe merveilleuse de jasmin blanc. Pourquoi cette personne s’en étonne-t-elle ? "C'est, dit-elle, parce que je n’ai jamais vu une maison pareille dans la ville où je suis depuis longtemps." C'est inattendu : voila pourquoi le fait parait surprenant; et nous retrouvons ce caractère partout.
Voici un antre exemple : une personne mise en présence de la boule de verre y voit apparaître un numéro. C’est un numéro quelconque, qui apparaît subitement. Vous direz : "C’est insignifiant." Je le veux bien. "C’est un souvenir." "Mais de quoi ?" Ce numéro, je ne l'ai jamais vu, dira cette personne. Pourquoi est-ce au 3244 que j'ai affaire, plutôt qu’a un autre ? Que signifient ces chiffres ? Quels sont les souvenirs qu’ils rappellent ?
Les exemples apparaissent de plus en plus surprenants. Voici un exemple que j’emprunte à un des articles de Miss X... Une personne, un peu mystique, voit apparaître dans la boule de verre un article de journal. Elle trouve cela bizarre; mais elle cherche a lire, y parvient : C’est l’annonce de la mort d’une personne de ses amis. Elle raconte ce fait : Les personnes présentes sont stupéfaites. "C’est absolument ridicule, c’est faux", lit-on. Mais quelques heures après, la nouvelle est confirmée officiellement.
Donc le premier caractère de ces images est d’être, ou de paraître, inconnues au sujet. Qu'entendre par là, "inconnues" ? Ce sont des souvenirs d’origine ignorée; si ce sont des raisonnements, ce qui doit arriver quelquefois, ce sont des raisonnements dont le sujet ne connaît pas les prémisses, et dont il ne voit que la conclusion, sans passer par le travail qui la précède. S’il s’agit d’associations, ce n’est également que la conclusion d’une longue association qu'il perçoit.
Le deuxième caractère de ces images est d'effrayer,d’étonner encore, parce qu'elles sont non seulement inconnues, mais involontaires.
Comme vous le savez, Messieurs, nous nous mettons en tête que nous devons être libres toujours et partout, que la liberté, c’est notre état normal : Nous sommes donc indignés quand nous constatons que nous ne le sommes pas suffisamment. Eh bien, ces hallucinations nous révoltent par leur caractère nécessaire. Les personnes qui regardent la boule de verre s'irritent et s’étonnent de ce que les images ne viennent pas quand elles le désirent, ou bien surgissent tout autres qu’elles ne les auraient désirées, c’est-a-dire de ce que, dans ces phénomènes, leur volonté ne joue aucun rôle. L'image est ce qu’elle est; il semble réellement que nous sommes dans un monde où nous devons les subir sans y rien changer. Ce caractère involontaire des images vient s’ajouter au caractère précédent pour leur donner un aspect merveilleux.
Nous terminerons par un troisième caractère. Quoiqu’ils soient inconnus, involontaires, ces phénomènes sont cependant très conscients. Ils remplissent la conscience sans que nous le voulions. Ce sont des faits moraux qui nous envahissent sans que nous sachions pourquoi.
Cherchons donc a nous expliquer ces trois caractères.
IV
Le premier est le plus étonnant de tous. Les personnes qui ont vu dans ces miroirs diront certainement : "Je ne savais rien de tout cela." Eh bien, je suis oblige de vous dire que le plus sonvent, 99 fois sur 100, pour vous laisser une illusion, votre déclaration est inexacte. Vous saviez tres bien ce que vous voyez apparaître. Ce sont des souvenirs acquis, a des dates fixes. des connaissances enregistrées, des rêveries ou des raisonnements déjà faits, et, dans certains cas, on le démontre.
Reprenons nos exemples. Vous vous rappelez cette personne qui avait vu une touffe de jasmin blanc sur un mur noir, auprès d'une grande maison ? Or, après une enquête minutieuse de la Société psychique de Londres, il fut démontré qu’il y avait en effet à Londres une maison de ce faciès exact, et que la personne en question l’avait vue. Elle avait passé à coté on pensant à autre chose, mais elle l'avait vue. Quant a l’histoire du numéro, il fut démontré que dans la journée la personne avait changé un billet de banque, et que ce numéro était celui du billet, bien qu'on ne regarde guère, d'habitude, le numéro de ses billets !
Arrivons enfin an cas de celte annonce singulière de la mort d'un ami. Cette pauvre voyante dut perdre un peu de son orgueil, lorsqu’on trouva dans la maison un numéro d’un journal accroché devant la cheminée comme paravent. Or sur le cote visible s’étalait en toutes lettres l'article en question, avec les mêmes caractères, la même forme, voici donc encore une sensation qui a été enregistrée dans le souvenir, et qui réapparaît.
Ce sont là des coïncidences, direz-vous. Mais, dans certains cas, lorsqu’on a affaire a des malades, on arrive a des résultats encore plus précis.
Voici quelques-unes de mes expériences personnelles : Un malade, un somnambule, se levé la nuit de son lit, fait toutes sortes de sotises, et en particulier écrit une lettre menaçante à une personne, etc... La lettre lui est prise; on me donne ce document a l’insu du malade. D’ailleurs le malade à son réveil ne se rappelait plus rien. Ce ne fut que quelques jours plus lard que j’eus l’occasion de répéter sur lui l’expérience de la boule de verre.
Comme il prétendait voir des lettres écrites : "Vous allez, lui dis-je, prendre une plume et du papier et copier ce que vous voyez dans le miroir."
Il copia mot à mot, en passant seulement des mots qu’il ne pouvait pas lire. Il avait l’air de copier des phrases sans les comprendre le moins du monde, et il le disait d’ailleurs. Or le résultat fut qu’il écrivit exactement, en paraissant copier, la lettre qu’il avait déjà écrite pendant l’accès de somnambulisme nocturne et que j’avais déjà en ma possession.
On peut faire bien d’autres expériences, et je n’insisterai pas. Les hystériques, par exemple, ont la peau en apparence insensible. Eh bien. dans bien des circonstances, j'ai reproduit cette expérience : On prend l’index du malade et on lui demande ce qu’on lui fait. Il répond qu’il n’en sait rien. Mais si on le met en présence de la boule, Il voit la main qui pince son index et il sait alors ce qu’on lui fait. Si vous détournez ses regards et que vous déplaciez ses doigts, il ne le sent pas; mais dans la boule, il verra la position que vous avez donnée à ses doigts.
Je n'insiste pas sur ces faits qui ne sont au fond qu’une variante de mes expériences publiées, en 1886 et 1887, dans la Revue philosophique, et qui ont pour but de mettre en évidence la persistance réelle de la sensation malgré l'anesthésie hystérique.
Donc, par toutes sortes de procédés, on peut constater que ces phénomènes ne sont pas réellement dans domaine de l’inconnu.
Est-ce vrai pour tous les cas ?
Messieurs, c'est à vous de faire des recherches : Si vous voyez des choses merveilleuses, cherchez si c’est aussi merveilleux que vous le croyez. Si c'est vraiment une découverte. Peut-être le miroir permet-il a quelques personnes de manifester une lucidité merveilleuse... Généralement, ce n’est pas la règle; mais enfin, des faits de ce genre sont souvent décrits.
Voici un cas. Une personne voit apparaître un petit tableau très délicat : trois narcisses blancs réunis par un ruban et places sur un fond bleu. A cela, elle ne trouve pas d’explication. Quinze jours plus lard, à l'occasion d’une fête, elle reçoit d’une de ses amies intimes une peinture sur satin bleu figurant trois narcisses réunis par un ruban. Dans l'ouvrage où cet exemple est cité, on le représente comme une transmission de pensée merveilleuse : C'est possible; quelquefois le sentiment fait des miracles; mais peut-être s'agit-il tout simplement d’une petite indiscrétion aggravée et amplifiée par la boule de verre. En tout cas, le champ des recherches est ouvert...
Quant au caractère involontaire de ces phénomènes, sur ce point l'étonnement ne doit plus rester aussi grand. Vous savez que bien des phénomènes involontaires se passent dans notre conscience : il y a souvent de la mecanique mentale dans nos pensées.
N'y a-t-il pas d’ailleurs un gros fait qui se produit chez tout le monde? Ce sont les rêves, tout simplement, qui nous présentent une foule d’images qui se succèdent et quelquefois nous révèlent des choses que nous croyons ignorer (Comme une maladie latente, une préoccupation quelconque, etc...
Un auteur anglais raconte certain rêve qui semble presque se rattacher aux phénomènes que nous étudions. Un individu dans une promenade a perdu un bouton de manchette auquel il tient beaucoup. Ceci l'afflige profondément; on passe la journée à chercher son bouton de manchette, sans le trouver,et il se couche désespéré. Il a un rêve : Il voit son bouton do manchette an coin d’un arbre, dans un endroit très précis. Il y va le lendemain matin et l’y retrouve en effet. A-t-il eu de la lucidité, ou une espèce de souvenir ?
M. Richet m’a raconté ce fait curieux: Une personne voulait se réveiller à une heure très matinale : on y parvient quelquefois assez facilement, comme vous en avez pu faire l’expérience. Dans le cas présent, la personne se mit a rêver a une horloge effrayante de grandeur qui marquait une heure. Ce spectacle la réveilla, or c’était juste l'heure a laquelle elle voulait se lever et que sa montre marquait. Je ne vous fais remarquer pour le moment que ceci, c’est que ce réveil prend la forme d’un rêve survenant automatiquement et en vahissant l’esprit.
Voici un autre fait qui se rapproche beaucoup des précédents: C’est l’écriture automatique du médium qui est également involontaire. Permettez-moi à ce sujet de vous rappeler le cas de possession dont je vous entretenais ici il y a deux ans. Ce personnage présentait, comme je vous l’ai dit, une écriture automatique très remarquable qui nous servit beaucoup pour comprendre et pour traiter sa maladie. Cette écriture était déterminée par un ensemble de pensées, de remords, de reflexions qui avaient lieu dans l’esprit du pauvre homme, mais dont il ne se rendait aucunement compte. Donc, le caractère mécanique, automatique de ces images ne nous surprend pas outre mesure, car il existe dans beaucoup de maladies mentales.
V
Reste le dernier caractère, qui demanderait quelques etudes que nous ne pouvons pas faire ici d’une maniéré complète. Avoir des phénomènes inconscients en réalité, et les voir se présenter d’une façon si nette, si précise a la conscience, cela m’étonne un peu. En général, les choses ne se passent pas ainsi et les mediums, par exemple, ne savent pas ce que leur main écrit : Si on leur enlève le papier, ils l'ignoreront constamment. Ordinairement, ces phénomènes restent inconnus du sujet, ne sont pas conscients : Il y a la une complication psychologique particulière; c’est un effort d’attention qui se dirige sur des phénomènes qui ne sont pas conscients.
Pour le comprendre, revenons a l’étude psychologique du medium. Dans le cas le plus parfait, cet individu, qui est, ne l’oublions pas, un malade, a la peau de la main plus on moins insensible, an moins au moment on se produit son écriture subconsciente; il tient sa plume sans la sentir et sans se rendre compte des mouvements qu’exécute sa main.
Dans le deuxième cas, le plus fréquent, le medium n'est plus réellement anesthésique, il pourrait sentir les mouvements de sa main, mais il pense à autre chose et par une sorte de distraction bien spéciale, il néglige de percevoir ces sensations, aussi son état est-il momentanément analogue a celui du premier; il ignore cette écriture automatique qui se développe a son insu.
Mais dans un troisième cas les choses ne sont plus aussi nettes, le medium peut accorder une certaine attention aux mouvements de sa main, les sentir sans les arrêter. Il vous dira par exemple, comme uue personne que j'observe en ce moment : "Je sens que ma main écrit un M, qu’elle écrit un A, je ne sais pas quel mot elle peut écrire ni a quelle idée cela correspond, mais je sens le mouvement qui s’exécute."
Ce fait a son analogue dans la vie normale, et certains sentiments qui se développent en nous sans que nous nous en rendions compte peuvent se manifester à notre conscience par certains mouvements, certaines images que nous percevons.
Vous lisez, je suppose, un livre : Vous ne vous rendez pas bien compte si cette lecture vous amuse on non; mais tout d’un coup, voila votre bouche qui s’ouvre malgré vous et vous baillez. Cette fois-ci, vous êtes renseigné, vous l’êtes même très bien. Les sentiments mal connus se révèlent par un fait qui vous prouve que vous vous ennuyez. Certains phénomènes inconnus de l’esprit aboutissent en fin de compte a certains faits qui, eus, sont palpables en un mot et deviennent conscients.
C'est là probablement ce qui se passe chez les personnes qui voient des images apparaître dans la boule de verre. Ce sont des personnes disposées au rêve, a la rêverie presque inconsciente La fixation prolongée de cette boule favorise cette disposition, elle determine une sorte d'hypnotisme incomplet, elle écarte les autres pensées en fixant l’esprit sur un objet peu intéressant en lui-même. Ceci fait, ces mèmes personnes ayant l'attention dirigée sur les images visuelles prennent conscience de ces images évoquées par leurs rêves; elles saisissent leurs rêveries au passage et en sont elles-mèmes surprises.
Cette double opération n’est pas sans quelque difficulté : elle exige une certaine disposition a l'automatisme mental, a la rêverie inconsciente que l’attention mème ne peut arrêter. C'est pourquoi je ne crois pas que cette expérience curieuse puisse être facilement reproduite par tout le monde. Malgré l’opinion des auteurs anglais, je crois qu'elle réussit plutôt chez des malades que chez des personnes d'un esprit bien sain. Je vous ai conseillé d’essayer vous-mêmes cette expérience, j’ajouterai tout bas : "N'en abusez pas", car je ne suis pas bien convaincu que sa réussite parfaite soit favorable a votre bonne santé morale.
Telle est l'explication, on plutôt telles sont les quelques réflexions que je voulais vous proposer a propos de la divination par les miroirs. Je n'en retiendrai qu’une seule notion générale et utile. C’est que tout ceci nous apprend que nous sommes plus riches que nous ne le pensons. Nous avons plus d’idées et de sensations que nous ne nous le figurons. Notre tête est pleine de belles pensées que nous ne pouvons pas mettre à jour. Cela doit nous consoler de ce que nous y mettons de médiocre, et c’est naturel. Comment voulez-vous que notre pauvre conscience, notre pauvre attention, puisse se fixer constamment sur les perceptions innombrables que nous enregistrons ? Il faut, comme on l’a dit, oublier pour apprendre. L’oubli est très souvent une vertu des individus et des peuples.
"Il faut savoir oublier", disait Taine. Et vous connaissez les vers d’un poète philosophe :
Oublions et marchons, l'homme sur cette terre,
S'il n’oubliait jamais, pourrait-il espérer ?
Limiter la vie de l’homme à cette pensée claire et distincte dont parle Descartes, c’est supprimer à non avis les trois quarts de cette vie humaine, et laisser de coté ce qui en est le plus attrayant, les ombres et le clair-obscur. C’est un des mérites de la psychologie contemporaine d’avoir essayé de connaître ce coté mystérieux de la pensée. Poussés par un instinct merveilleux, les devins et les prêtres avaient soupçonné ces richesses et essayé de les mettre en lumière. Il faut leur rendre justice, à ces anciens croyants du moyen age, dont on s’est tant moqué. J'ai essayé par ce bref résumé de vous montrer l’intérêt de leur œuvre : Il est bon de la reprendre auj0nrd’hui, non pas peut-étre comme autrefois, pour découvrir des trésors, pour connaître les secrets d’autrui, mais pour comprendre un peu mieux notre pauvre esprit et pour soulager ses misères.
Dr Pierre Janet
28 mars 1987